“ no i don't need confetti ”

Tu ne sais même pas pourquoi tu es venu.
D’un côté, ce n’est pas non plus comme si tu avais vraiment le choix. Tu as été plus ou moins embauché, plus ou moins gracieusement. Tu n’oses même pas te dire que tu es juste invité, parce qu’il n’y a rien de plus faux que ce mot, ce soir. Tu es sans doute là pour faire joli, et c’est un faible rictus qui apparaît furtivement sur tes lèvres à cette idée. Faire joli. Non, on ne peut pas vraiment dire ça.
Tu fais tache, dans ce décor qui n’est pas celui de l’hôpital, tu n’es pas à l’aise mais tu ne laisses absolument rien transparaître alors que le pilon en métal de ta canne claque sur le sol avec régularité. Tu as déjà l’accessoire, c’est bien. Il n’empêche que tu préférerais être ailleurs. Partout, mais pas ici.

Ça fait trop longtemps, tu as perdu l’habitude. La carapace que tu t’es construite a l’air trop solide, trop épaisse. Istvan, tu ne t’es pas assez sociabilisé depuis un moment, mais qui aurait envie de se sociabiliser dans une soirée mondaine, organisée pour récolter de quoi renflouer les fonds bancals de l’hôpital ? Pas toi. Pas Angelo non plus, à la manière dont il se dandine d’un pied sur l’autre.
Toi, tu fais comme à ton habitude, tu te cales dans un coin, tu prends un verre juste pour faire illusion et pour qu’on t’oublie. Qu’on arrête de te regarder. Parce qu’en concédant – à ton grand regret – à venir ce soir, tu as omis deux détails.
Ta canne, elle attire l’attention. Tu préférerais vraiment qu’elle ne soit qu’un vulgaire accessoire, ce pour quoi elle a été conçue à la base. Ouvragée. Un pilon en métal. Un pommeau décoré. Non, vraiment, elle aurait été mieux remisée dans un coin, mais tu t’es dit que, quitte à venir, tu allais pousser le vice jusqu’au bout.
Le deuxième détail, c’est que toi, tu attires l’attention. Sans le vouloir. Mais tu as une certaine prestance, une certaine présence. Le maintien d’un ancien escrimeur, un regard acéré et des mots plus tranchants encore quand tu daignes ouvrir la bouche.
Pire que tout, tu as une voix qui porte.

Tu repères Madame Aspen, dans un coin. Tu iras lui dire bonsoir après. Si elle vient. Tu as décidé que tu ne faciliterais la vie à personne. Angelo passe dans ton champ de vision.

« Tiens-toi droit, nom de nom. »

Il ne lui en faut pas plus pour appliquer ton conseil sur-le-champ. Il n’y a rien chez toi qui donne envie de rire, et si la tapisserie en face de toi pouvait se mettre à brûler juste parce que tu la fixes, ce serait assez plaisant, tu es le premier à bien vouloir l’admettre.

“ never enough glitter, eurk ”

Eblouir. C’était là le mot qu’elle cherchait. Tout dans cette pièce éblouissait. La lueur des hauts lustres de cristal se reflétant dans les verres, sur les bijoux et les tenues des dames, sur les boutons de manchette des messieurs. Les livrées des serveurs, blanches, éclatantes. Les plateaux portant des verres vides, portant des verres pleins mais ne se mélangeant jamais. Les va-et-vient du personnel et leurs chaussures cirées. Les rires faux. Les rires gras. La mascarade. La comédie. La meilleure définition n’en restait pas moins celle de l’hypocrisie. Si elle n’était pas habituée à ces lueurs, si elle n’avait pas grandi dans le milieu, Cecelia aurait porté des lunettes de soleil. Le problème, c’est que la demeure familiale éblouissait tout autant. Les bijoux de sa mère éblouissaient tout autant. Et lorsque son père briquait ses armes, elles éblouissaient également.

Juchée sur des escarpins noires classiques, dans une robe longue d’un gris irisé, Cecelia observait la grande salle, une flute de champagne à la main. Sa mère lui dirait de ne pas tenir le verre de cette manière – cela réchauffe le champagne, Cecelia – mais son penchant pour la contradiction avait pris le dessus. Puis, c’était plus pratique de cette manière. Tenir la flute par le pied était dangereux – pour le verre et pour sa robe. Autour d’elle, les gens vivent – ou du moins font-ils semblant. Semblant de rire, semblant de croire.

Sa mère parade, sa mère salue. Son père joue son rôle auprès des grands de la cité. Les médecins de cette salle doivent être terriblement ennuyés. Au moins autant qu’elle. A côté d’elle, un ordre fuse. « Tiens-toi droit, nom de nom. ». Un coup au destinataire qui se redresse aussitôt. Un jeune homme dans un costume un peu trop grand, un peu noyé par ses vêtements. Un peu paumé aussi. Il bougonne un truc et disparait rapidement de son champ de vision.

« Il ne doit pas avoir l’habitude de vous désobéir, celui-là. » Elle observe devant elle, porte son verre à ses lèvres. Son rouge à lèvres bordeaux imprime une légère marque sur le verre. « Ou alors, c’est justement parce qu’il vous a désobéi récemment qu’il a fui aussi vite. »

Elle tourne légèrement la tête, ose un sourire moqueur. L’homme à ses côtés est plutôt élégant, bien habillé. Bien fait de sa personne. Il tient une canne, elle n’en a cure. Qu’importe la canne quand c’est l’homme qui vous intéresse. Le gamin a déguerpi sans demander son reste.

« Votre larbin, je présume ? Je n’oserais pas émettre la possibilité qu’il s’agisse de votre fils. »

“ no i don't need confetti ”

Un bref regard à ta gauche pour t’informer de la situation. Une jeune femme, que tu n’as pas vraiment l’impression de connaître. En tout cas, tu es absolument certain de ne pas l’avoir croisée avant. Tu t’en souviendrais, autrement, tu as une mémoire précise.
Un nouveau rictus passe sur tes lèvres, aussi fugace que le premier. Angelo, te désobéir ? Il faudrait vraiment qu’il se prenne de velléités suicidaires pour avoir envie de ne serait-ce que contredire tes ordres. Car, vois-tu, le principal problème avec toi, c’est que tu ne prends même pas la peine d’être un tant soit peu doux avec les autres. Tu tranches dans le vif du sujet aussi sûrement que tu passes un scalpel le long de la plèvre d’un cadavre pour la décoller des poumons et révéler la cage thoracique.

Mais bizarrement, le rictus a laissé une trace en partant, comme un léger sourire. Un tantinet cynique, mais le jour où tu ne le seras pas alors que tu es sorti de chez toi, ce sera un miracle. Tu ne fais toujours que tenir ton verre, avoir ta canne comme appui. Tu rêves que le pilon laisse une trace dans le bois, une trace que personne ne pourra retirer à moins de changer la latte elle-même.
Tu ricanes.

« Je serais déjà mort de honte depuis longtemps s’il avait osé être mon fils. »

Non seulement tu ne lui fais aucun cadeau, mais en plus, tu lui donnes la responsabilité. Ça ne va pas vraiment de pair avec le reste, mais c’est Angelo. Que serait sa vie, si tu n’étais pas là pour la déranger un peu ? Tu as un vague haussement d’épaules, et tu tournes la tête vers la jeune femme pour la regarder dans les yeux ; parce que tu regardes toujours ton interlocuteur en face.
D’ordinaire, ça dérange. Comme une bataille de regard que tu vas de toute façon gagner, mais tu admets que tu es curieux de savoir si ton interlocutrice, en l’occurrence, abandonnera aussi facilement. Elle ne t’en donne pas l’impression.

« Mais, hélas oui, c’est mon larbin. Dans l’idée, j’aimerais qu’il perde ce titre aussi rapidement qu’il lui est possible de le faire, je ne compte pas l’avoir dans les jambes jusqu’à la fin de mes jours. »

Pauvre, pauvre Angelo. Tu ne lui facilites vraiment pas la vie. Mais ce n’est pas ton problème. Tout en regardant la jeune femme dans les yeux, tu analyses ton environnement. Tu écoutes, les bruits, les conversations qui se tiennent même si tu n’y comprends goutte. Ta vision périphérique te transmet des informations que tu pourras réutiliser plus tard, comme les silhouettes qui passent.

« Nous n’avons pas été présentés, encore, il me semble… ? Docteur Fersen, enchanté. »

Tu oses un vague regard vers ta canne, sans bouger la tête, avant de revenir sur cette charmante personne adepte du vitriol verbal.

« Vous m’excuserez si je ne vous serre pas la main. »

“ never enough glitter, eurk ”

Cecelia n’abandonnait pas aussi facilement aussi soutint-elle le regard de son interlocuteur. Elle avait été élevée dans l’optique de devenir une personne ayant confiance en elle. Une personne intimidante, aussi. Elle pouvait l’être mais à quoi bon gaspiller un regard noir dans cette situation ? Elle préférait bavasser tranquillement. Du moment qu’elle n’avait pas à parler politique, religion ou économie, rien ne la tracassait. Le jeune homme n’était pas son fils. Le jeune homme n’appartenait apparemment pas à la famille de ce monsieur – de toute manière, à moins d’être comme son propre père, peu de personnes pouvaient se vanter d’avoir des frères et des sœurs. Cecelia le pouvait – mais elle ne le faisait pas.

« Les larbins ne sont pas souvent des cadeaux. C’est bien pour cela que nous les appelons ainsi : des larbins. S’ils avaient de réelles compétences, nous les appellerions « Assistant » ou « Stagiaire ». « Collègue », s’ils étaient vraiment bons. Mais un larbin reste ce qu’il est… Un larbin. » Elle hausse les épaules, ricane légèrement derrière son verre. « Puis, du moment qu’ils savent faire le café… Sait-il faire le café ? »

Son assistant sait faire le café. Et il sait ranger les dossiers classés. C’est bien pour cette raison qu’elle le nomme « assistant » et non « larbin » ou encore « boulet ». Les premiers temps, elle l’appelait « Machin », pour qu’il comprenne qui contrôlait. Quand il a commencé à prendre ses marques, à faire les choses correctement – mais surtout, lorsqu’il a commencé à faire du bon café. A partir de cet instant – et de cet instant seulement – elle l’a appelé par son nom de famille. Pour son prénom, elle a attendu deux ans.  

« Enchantée, docteur Fersen. » Elle remet une mèche rebelle, rescapée de son chignon, derrière son oreille. « Cecelia Aspen. »

Le docteur s’excuse de ne pas pouvoir lui serrer la main à cause de la canne.

« Oh ! Je ne comptais pas me séparer de mon verre aussi facilement, de toute manière. » Elle incline la tête. Elle est d’humeur taquine, ce soir. Le champagne, peut-être. C’est bien, s’il y a des informations à soutirer auprès de quelqu’un, la badinerie qu’entraîne le champagne l’y aidera sans souci. « Je me contenterai d’une révérence. »

Et elle ploie légèrement le genou sous sa robe, incline le buste. Un sourire taquin sur les lèvres.

“ no i don't need confetti ”

Angelo est loin d’être un cadeau.
Et toi, tu seras toujours parmi les premiers à le dire, bien haut, bien fort. En attendant, ton interlocutrice soutient ton regard, et ça te plaît. Reste à voir lequel de vous deux brisera l’échange indicible le premier – sans doute toi, pour pouvoir observer correctement cet environnement que tu apprécies au plus haut point. Elle se présente, et toi, tu notes son nom dans un coin de ta tête, les incompréhensibles rouages de ton esprit l’associent au souvenir de son visage que tu crées en la regardant.
Tu te fies souvent à ta première impression concernant les gens. Tu es intuitif. Ça t’aide beaucoup. Autant, Madame Aspen t’es antipathique, autant sa fille risque fort d’atterrir dans la catégorie des gens que tu apprécies. Déjà parce qu’elle n’a fait aucune mention de la canne.

Aucune mention directe. Elle ne la regarde pas. Elle s’en fout, d’une manière qui ne peut que trouver grâce à tes yeux. Tu sourirais presque.
Sauf qu’elle t’a lancé sur le sujet Angelo Pacini, et qu’il va décemment s’en prendre plein la figure de ta part. Si pour toi la soirée s’annonçait plutôt maussade, celle de ton larbin attitré va devenir carrément triste, en tout cas pour lui. Alors, non. Au lieu de sourire…

« Si seulement il savait faire le café… » Tu soupires, levant brièvement les yeux au ciel. « Ça ne peut juste pas décemment s’appeler du café. Il faudrait sans doute faire un test de pH pour savoir exactement à quoi nous avons affaire. »

Mais ce n’est certainement pas du café, tu peux en être certain. A la limite, la raison de la mauvaise humeur générale qui semble s’être emparée de la morgue depuis l’arrivée d’Angelo dans le service, mais certainement pas du café. Et tu n’es pas une référence fiable pour un avant-après digne de ce nom.
Ça y est. Tu viens de briser votre échange de regards parce qu’une silhouette est passée un peu trop près, un peu trop vite, dans ton champ de vision périphérique. L’affaire de quelques millisecondes. Tu retournes vite à ton occupation de base.
Casser du sucre sur le dos ce celui qui est ton assistant sur le papier, ton cauchemar dans la réalité.

Tu n’as toujours pas touché à ton verre.

« Je n’avais pas envie de venir, mais… » un rictus vient de nouveau s’insinuer sur ton visage, parce que tu ne souris jamais totalement, « maintenant que je le vois batailler avec les gens de la haute, j’avoue ne pas être déçu du voyage. Je regrette juste déjà de devoir considérer l’éventualité de lui venir en aide à un moment ou à un autre, il a moins de tact qu’un milicien de Magnus. »

Tu ne t’excuseras même pas d’avoir dit ça. Tu sais qui sont les Aspen. Tu sais que Aspen père, monsieur comme tu vas l’appeler juste pour le plaisir de l’agacer, est un haut placé dans la firme. Tu sais que Aspen mère, la rapiat comme tu vas la surnommer parce que tu as un soudain doute sur le fait que les fonds de l’hôpital vont être renfloués, ne vit que pour organiser des soirées de charité.
Tu sais que la jeune femme à qui tu parles est également membre de Magnus. A croire que les Aspen ont signé un contrat stipulant qu’ils doivent se refiler la maison de génération en génération.

Ça ne t’étonnerait même pas.

« Ceci dit, devoir le traîner dehors pour ne jamais faire demi-tour ne me gênerait pas le moins du monde. »

Tu consens finalement à prendre une gorgée de ton champagne. Tiède.

“ never enough glitter, eurk ”

A l’entendre, son larbin est pire que tout. Mais elle est assez d’accord pour dire qu’un larbin ne sachant pas faire le café était pire que tout au monde. Et ce larbin ne savait apparemment pas faire le café. Il rompt l’échange en premier, elle a gagné. « J’ai gagné » était ce qu’elle se disait dès que quelqu’un brisait un échange visuel. C’était comme un jeu mais un jeu avec elle-même.

Le docteur Fersen n’avait pas envie de venir. En même temps, les seules raisons de venir à ces soirées étaient la récolte d’informations, le plaisir de voir son compagnon du niveau trois nager dans un océan inconnu et l’open bar. Le reste, la robe de soirée, la coiffure, les discussions futiles et les rires forcés, elle s’en serait bien passée. Voir ses parents et Delilah, elle s’en serait passée aussi. En pensant à ses parents et à la plus jeune de ses sœurs, elle se demande soudainement où Cal s’est caché. Il s’est éclipsé un peu avant qu’elle n’entame sa discussion avec le docteur. Prendre l’air, suppose-t-elle. Il n’a rien dit, sinon « Je reviens ». Au moins, Cecelia avait l’assurance de son retour – même si elle ne savait pas quand celui-ci arriverait.

« C’est vrai que les miliciens sont particulièrement dépourvus de tact. » Elle rit tranquillement à la remarque sur les magnusiens. C’était probablement pour cette raison qu’elle n’était pas milicienne. Être une espionne demandait beaucoup plus de doigté. « Pour dire vrai… Je n’avais pas envie de venir non plus. Franchement, je me serais bien passée de cette soirée – j’avais prévu de lire, ce soir. » Un regard vers son père, celui-ci ayant rejoint sa femme et riant avec un groupe de Niveau Un. « Après, je suppose que c’est l’inconvénient d’être une Aspen et d’avoir une mère organisant de grands événements mondains. »

Être une Aspen, c’était contracté un pacte avec le Diable. Être une femme aurait dû lui sauver la peau. Elle aurait dû avoir le droit de faire ce qu’elle aurait eu envie de faire. Mais ça, c’était la théorie. En pratique, n’ayant pas de frère, elle était devenue un fils. Au fond, puisqu’elle était prédestinée à devenir une magnusienne, elle ne s’était jamais demandée ce qu’elle pourrait étudier. Aurait-elle pu devenir médecin ? Oui, sûrement. Elle en avait la capacité et la volonté. Elle aurait pu devenir médecin – même si elle ne savait pas dans quelle branche de la médecine elle aurait pu travailler.

« Ainsi donc, vous êtes médecin. Quelles sont vos attributions au sein de l’hôpital ? »

Son regard s’attarde une dernière fois sur la grande salle, scrutant chaque personne à la recherche de cheveux gris. Elle avait perdu Cal et il mettait du temps à revenir. Elle ne le voyait pas aussi elle se remit à regarder le docteur.

“ no i don't need confetti ”

Etre quelqu’un dans le niveau un est tout sauf une partie de plaisir, quel que soit le nom que l’on peut porter – et ça, tu en sais quelque chose. L’avantage, sans doute, c’est que ton nom comme celui des Aspen, inspire quelque chose d’approchant le respect dans l’esprit des gens. Et si ce n’est pas le cas, tu sais très bien le leur rappeler avec un regard encore plus froid que la glace qui peut parfois bloquer l’accès du niveau 1 à la lumière du jour.
Machinalement, tu surveilles Angelo du coin de l’œil, brisant de temps à autres cette fausse bataille de regards entamée avec Cecelia. Avec elle ce n’est pas une bataille, c’est un échange. Pendant que tu y penses, c’est la même chose avec ta fille, Cecília.

Ça doit être le prénom.
Ça ne peut pas être autre chose, de toute façon, si ? Pour le moment, tes réflexions reviennent à Angelo. Jusqu’ici, il se tient tranquille. Mirtilla n’est pas encore arrivée, et tu ne lui en voudras pas si elle finit par décider de ne pas venir. Tu en aurais voulu à ton larbin de ne pas s’être pointé, même si son costume un peu trop grand le rend encore plus ridicule que d’ordinaire. Mais c’est ton larbin.
En fait, tu n’as pas besoin d’excuses pour lui en vouloir.
Et puis vient la question que tu préfères. Tu te fendrais presque d’un sourire, mais ce serait oublier que tu ne sais plus comment on sourit. Alors c’est un autre rictus qui t’échappe.

« Oh, je suis médecin légiste. » Tu fais doucement tourner ta coupe de champagne tiède entre tes doigts et tu inclines imperceptiblement la tête de côté, sans quitter Cecelia Aspen des yeux. « Je m’occupe de ceux qui sont morts. Je les ouvre, je les examine à la loupe, organe par organe, je cherche la cause de leur mort jusque dans le moindre de leurs lobes cérébraux. Je ramasse et étiquète le plomb que les pantins zélés de votre père sèment un peu partout, entre autres choses. »

Ton rictus s’élargit légèrement, découvre un peu plus la ride qui se forme de ton nez au coin de ta bouche. Devant n’importe qui d’autre, tu aurais des yeux vides en annonçant ça. Devant Aspen père, tu aurais peut-être une touche de colère au fond des iris. Mais pour Aspen fille, c’est ton cynisme habituel qui reprend le dessus.
Tu as remarqué les regards qu’elle jette à la salle, comme si elle guettait quelque chose.
Ou quelqu’un. Le coin extérieur de ton sourcil droit s’arque légèrement. Tu n’es pas étonné – Istvan, plus rien ne t’étonne, ton intuition te gâche toute la surprise à chaque fois – mais intrigué. Cecelia Aspen t’intrigue autant que tu commences à l’apprécier.

« Vous attendez quelqu’un ? »

Tu ne lui dis pas qu’elle ferait sans doute mieux d’aller voir où est le quelqu’un en question.

“ never enough glitter, eurk ”

Ainsi donc, son interlocuteur s’avérait être un médecin légiste. Il décrit les procédures : ouvrir et examiner. Organes, viscères. Un indice d’un crime, la preuve d’une mort naturelle à moins qu’un trou laissé par une aiguille très fine se trouve entre deux orteils. Sa tirade ressemble à une provocation : n’était-elle pas ce que l’on pouvait qualifier de « pantin de son père » ? Elle était pire que ça. Elle était le seul et véritable pantin. Non seulement elle avait effectué jusqu’à la moindre de ses volontés en devenant ce que ses sœurs n’étaient devenues mais en plus, elle travaillait sous ses ordres. Cependant, elle n’était pas d’accord. Certains « pantins » ne se contentaient pas de balles. Certains « pantins » y allaient plus fort. Elle y allait plus fort. Le savait-il, seulement ? Avait-il connaissance de ses attributions, de son grande de pantin ? Aeron Aspen était responsable de l’espionnage ; Cecelia Aspen était donc sous ses ordres. Si le docteur Fersen avait connaissance de son statut d’espionne, cela pourrait devenir compliqué entre eux. Quand on lui demandait ses attributions, elle répondait qu’elle s’occupait de l’informatique – ce qui n’était pas un mensonge : elle s’en occupait, parfois.

« Evidemment. Les pantins font ce genre de choses. » Un sourire, le bord de son verre contre son menton. La Compagnie n’apparaissait nulle part dans ces plombages étiquetés. Evidemment. Magnus était seul responsable. « Vous me montreriez ce que vous faites dans votre salle d’examen ? » De quoi parfaire son savoir. De quoi assouvir sa curiosité. Une curiosité malsaine. « Juste une fois. Pour mieux comprendre. Je suis de nature curieuse. »

Les secrets de la salle d’examen, sûrement perdue dans les sous-sols de l’hôpital. Elle n’avait jamais eu le loisir de visiter cette partie de l’hôpital lorsqu’elle accompagnait sa mère pour rendre visite au personnel soignant ainsi qu’aux patients. Au fond, c’était comme une visite royale dans la tête de sa mère. Et Cecelia était là, entourée de ses deux sœurs, pour rendre sa mère plus agréable aux yeux des autres. Faire semblant d’être heureuse devant les autres. Son père était contre ces excursions à l’extérieur : cela la mettait en retard sur le programme qu’il établissait. Le docteur Fersen se rend bien compte qu’elle cherchait quelqu’un dans la foule. Après tout, ce n’est pas comme si elle cherchait à le cacher.

« J’ai perdu mon compagnon. Il doit s’être égaré, quelque part. Sur la terrasse, dans les jardins. Aux toilettes peut-être – ou alors, il explore, ce qui serait bien son genre. » Elle finit son verre d’une traite, le dépose sur le plateau d’un serveur passant près d’elle. Elle reprendra un verre plus tard. « Je me dis que, peut-être, je devrais le ramener ici mais d’un autre côté, je sais qu’il reviendra. Il revient toujours. Êtes-vous venu accompagné ? » Il y avait le larbin, évidemment. Perdu dans son costume trop grand, au bras d’une demoiselle, plus loin. Faisant front devant le Niveau Un. « Accompagné par une personne autre que votre larbin, je veux dire. »

“ no i don't need confetti ”

« J’ai l’habitude de faire cavalier seul. »

Tu réponds du tac-au-tac, toujours affublé de ton air imperturbable. Ainsi donc, elle attend effectivement quelqu’un. Ce n’était pas franchement compliqué à deviner. De là à repérer la personne qu’elle attend… Tu te prendrais bien au jeu. Décrypter les expressions sur les visages, chercher quelqu’un qui, d’une manière ou d’une autre, comblerait l'absence dans l’atmosphère qui émane de la jeune Aspen.
Mais tu te prendras au jeu plus tard. Tu as un sujet de discussion quelconque qui peut se révéler problématique si tu continues de le décortiquer mentalement comme tu es en train de le faire.  Mais c’est le seul moyen d’être vraiment sûr de ce que tu t’apprêtes à faire.
Vois-tu, ton indécision quasi constante vient surtout du fait qu’en plus de voir trente-six mille solutions, conséquences ou autre chose à quoi que ce soit, tu veux être absolument sûr qu’il n’y a pas une trente-sept millième face à ce qui vient de t’être présenté.

Mais l’un des avantages à être en pleine discussion avec Cecelia Aspen est que tu n’as pas à devoir capter son attention d’une manière ou d’une autre. Elle notera peut-être les légers changements qui s’opèrent.

« Et donc, vous voudriez voir la morgue… ? » Tu commencerais bien avec une certaine douceur dans la voix, mais tes mots sont comme tes regards, ils ne sont jamais accordés à la situation sitôt que tu as passé la porte de ton domicile. « Je n’ai pas pour habitude de recevoir qui que ce soit d’extérieur au service, enquêteurs et proches des victimes exceptés. Pas plus que je n’ai pour habitude de faire dans le favoritisme. Votre curiosité se montrerait amplement satisfaite si elle venait dans un des amphithéâtres de la faculté de médecine, le vendredi matin. » Tu restes impassible, mais froid comme l’intérieur de la morgue où tu officies.
Le favoritisme, tu ne connais pas.
Angelo ne connaîtra pas non plus, venant de toi.

« Cependant… », tu amorces avec ce qui pourrait passer pour de la concession, « il se peut que je sois enclin à faire une exception, pour une personne en particulier. » Tu n’as toujours pas quitté Cecelia Aspen des yeux, et tu ne comptes pas le faire pour le moment, tu restes égal à toi-même, et tu es prêt à parier que la personne qui se trouvait à trois mètres de vous vient d’en rajouter deux pour ne pas être touché par ta banquise ambiante. « J’émettrai cependant des conditions que vous ne serez pas en droit ni de refuser, ni de modifier. Je ne fais qu’une concession, pas plus. »

Ton visage ne bouge presque pas. Tu as arrêté de faire tourner ta coupe de champagne entre tes doigts et ton autre main s’est légèrement resserrée sur le pommeau de ta canne. Toi, ta foutue fierté, et ton obstination à refuser de t’asseoir, encore moins quand on te le propose.
Tu ne leur laisseras pas le plaisir de jaser. Il ne te reste plus qu’à ne pas ployer.

« Première condition : vous n’interviendrez que si je vous y ai invitée. Oubliez votre esprit d’initiative au moment même où vous passerez la double porte de la morgue. » De temps en temps, si, tu clignes des yeux parce que tu ne peux pas l’empêcher. « Deuxième condition : vous ne direz rien à personne. Pas que les secrets des médecins légistes soient si bien gardés, mais je refuse catégoriquement de voir Magnus s’infiltrer d’une manière ou d’une autre dans nos affaires. S’ils veulent des gens partiaux, qu’ils les forment. A la morgue nous observons des faits, nous corroborons des hypothèses, et tant pis si elles n’arrangent pas certaines personnes. » Là-dessus, tu seras absolument intraitable, et tu serais prêt à te mettre Aspen père à dos pourvu qu’il dégage de ta morgue si tu l’y vois un jour. « Troisième et dernière condition… », jamais deux sans trois, pas vrai, « Si Magnus en vient à fourrer son nez dans nos affaires, je me réserve le droit de vous tenir pour partie responsable. »

Tu as un énième rictus. Tu devrais le garder, il ne fait pas du tout tache dans cette soirée de masques et d’hypocrisie.

« Rassurez-vous. Je suis suffisamment dur avec moi-même pour m’en vouloir de vous avoir invitée si jamais les choses tournaient mal pour la morgue. »

Ce n’est pas une menace. Tu crains juste pour ta position. Médecin légiste, c’est tout ce que tu sais faire, tout ce que tu as été formé à faire. A part un héritage plutôt confortable du niveau 1, l’appui de ta famille et de ta belle-famille, tu n’as pas grand-chose. Médecin légiste, même quand on est du niveau 1, ça ne paie pas de mine. Tu rompts l’échange visuel avec Cecelia et tu laisses ton regard vagabonder dans la salle.
Un détail attire ton attention.

« Tiens… Canitie héréditaire. C’est bien la première fois que j’en vois en vrai pour quelqu’un d’aussi jeune. »

“ never enough glitter, eurk ”

Cela sonnait comme des remontrances. Il affichait clairement son mécontentement – sinon, sa haine ? – envers la compagnie magnusienne. Elle n’aurait su poser un mot sur son ressenti mais les mots sonnaient comme le glas. Magnus n’était assurément pas la société la plus appréciée de Pelagia – les cœurs semblaient lui préférer la Compagnie, par moment – et Cecelia même ne l’appréciait pas. Elle était membre, elle était une fouineuse, elle avait un nom. Mais c’était cela qui la rattachait à la maison de sécurité : un nom. Celui de son père et de son grand-père. Magnus n’était qu’une histoire de fierté familiale, chez eux. Elle écoute ses conditions. Elle écoute les accusations à peine dissimulées contre Magnus. Des membres partiaux, des fouineurs, des retourne-merde. Cecelia était une fouineuse. Une fouineuse mais elle pourrait retourner sa veste facilement. Au conditionnel.

« Pensez-vous que je serais capable de mettre en doute vos connaissances en médecine – et en médecine légale, plus particulièrement – docteur Fersen ? Votre terrain, vos compétences. Je n’avais nullement l’intention d’intervenir. Je ne fais pas partie de ces personnes qui pensent savoir bien mieux que les professionnels. Je serai muette comme une tombe. » Comme un mort, pour la blague. Sauf que les mots pouvaient parler – le docteur Fersen faisait parler les morts à sa manière. « Je sais garder un secret et croyez bien que cette requête que je vous soumets n’a aucun lien avec l’entreprise – ils n’auraient jamais pris la peine de demander, vous les connaissez aussi bien que moi. Je requiers une visite de la salle d’autopsie pour mon plaisir personnel – si l’on peut parler de « plaisir ». Appelez cela comme vous voulez, pensez ce que vous voulez : ce n’est rien d’autre qu’une curiosité malsaine. Je me moque de ce que vous trouverez sur le cadavre ce jour-là. Je me moque de la manière dont il est mort. Je me moque du responsable. Je suis curieuse, encore plus dans le domaine de la médecine. » Elle aurait pu être médecin. Peut-être l’aurait-elle voulu, au final. « Mais si Magnus en vient à fourrer son nez dans votre pièce, je m’arrange pour que cela cesse. Nous ne sommes pas tous mauvais au sein de l’entreprise. Mais je comprends : vous protégez vos arrières. J’en ferais autant si j’étais à votre place. Maintenant, nous sommes clairs. Nous savons qu’attendre de la part de l’un comme de l’autre. »

Elle ponctue d’un sourire. Cela sonnait comme une menace dans la bouche de Fersen mais elle comprenait bien les motifs. S’il avait demandé à visiter son appartement, s’il l’avait supplié de lui ouvrir la porte de son bureau, elle aurait sûrement eu à le menacer de mort pour qu’il terre ses secrets dans un coin de son crâne. Sauf que le docteur Fersen ne la suppliera pas pour visiter son appartement. Elle le sait, elle s’en doute. Ce n’est pas son genre. Le docteur Fersen avait l’attitude de quelqu’un conservant encore une once de dignité.

« Canitie héréditaire, c’est le mien. » Comme fière de sa non-possession. Elle se retourne vers Cal, dans un coin de la salle. Tout se joue le temps d’un échange de regard. Qu’il rapplique, la promenade a assez duré. « J’ai regardé dans un vieux livre, pour expliquer sa couleur de cheveux. Intéressant, n’est-il point ? »

“ i don't regret it ”

La balade a assez duré.
C’est en tout cas ce que veut sûrement dire le regard que Cecelia vient de lui lancer. Light soupire, plus mentalement qu’autre chose – dans la réalité, il inspire plus à fond qu’autre chose. Oh que oui, la balade a assez duré. Il ne peut décemment pas se cacher éternellement, et il a fait le tour de l’intégralité de l’endroit, terrasse et coursive extérieure incluses. Le seul endroit qu’il n’a pas testé, c’est le rebord sur le mur. Ça aurait fait suspect. L’idée, c’est de passer inaperçu.
Aussi inaperçu que possible quand on est aussi à l’aise qu’une baleine dans un magasin de porcelaine et que le monde passe son temps à reluquer ses cheveux.

Light en a marre. Enfin. Cal. Ce soir, c’est Cal. Ça ne lui plaît pas, mais il n’a pas le choix. C’est en résistant profondément à l’envie d’enfoncer ses mains au fond de ses poches que Cal hoche doucement la tête en réponse à Cecelia et attend qu’une vieille – non, une dame d’un âge respectable – avec une coupe de champagne dans une main, et le bras de son probable jeune jules dans l’autre ne lui passe devant. Il ne s’agirait pas de la bousculer.
Ça ferait tache. Monstrueusement tache. Cal finit donc par s’approcher, non sans jeter un certain nombre de regards mal à l’aise autour de lui. Il n’a pas envie de venir. Cecelia avait l’air en pleine conversation avec un type l’air aussi accueillant que les profondeurs de l’océan un soir d’hiver.

« Bonsoir., il lâche par réflexe en arrivant à la hauteur de Cecelia avant de se coller contre le mur, les bras croisés dans son dos. Il a quitté son air bravache, Cal. Pour ce soir, il ne regarde absolument personne dans les yeux, il a totalement perdu à ce petit jeu avec Cecelia. Il a dû capter l’attention de plus d’une personne, sans vraiment le vouloir. A commencer par ce type, avec qui elle discutait.
Machinalement, Cal note des détails. Comme la main serrée sur le pommeau de la canne. Il retient un rictus – la douleur, il connaît, et elle a en général deux aspects : dire qu’on est vivant, et emmerder le monde.

Le mercenaire de la Compagnie parierait plutôt sur la seconde option, mais ce serait risquer de se faire massacrer séance tenante, probablement.
Alors il se contente de pencher légèrement la tête pour regarder Cecelia.

« J’aime pas être ici. »

Chose normale s’il en est.

“ never enough glitter, eurk ”

Cal arrive. Lentement. Très lentement. Elle le regarde laisser la place à la vieille Pumbleton au bras de son compagnon de vingt ans son cadet. Assez effarant, quand on y pense. Décadent. L’argent permettait tout, visiblement – le garçon était du Niveau Trois. Elle le savait. Sa grand-mère avait abordé le sujet et Cecelia s’était renseignée. C’est ainsi que les ragots fonctionnaient entre Cecelia et Mahault. Peut-être la verrait-on, plus tard. Elégante dans sa longue robe noire aux manches en dentelle et aux minuscule perles noires brodées. Et très vite, Cal se place à leurs côtés, saluant poliment. Sobre, correct. Elle lui sourit, calmement. Pour un peu, elle serait fière de lui – elle l’est, elle ne l’avouera seulement pas.

« Je sais très bien que tu n’aimes pas être ici. Je n’aime pas non plus être ici, Cal. » Elle passe une main dans ses cheveux, pour remettre en place quelques mèches. « Mais laisse-moi te présenter le docteur Fersen. » Un geste habile de la main, légèrement tendue vers ledit docteur. « Docteur, je vous présente Cal Gray, mon compagnon. »

Un serveur repasse, un plateau parsemé de verres de champagne posé sur son gant blanc. Cecelia l’arrête d’un geste de la main. Elle lui sourit en prenant deux verres. Un pour Cal, un pour elle. Puis, elle se tourne vers le docteur Fersen et lui sourit également. « Je vous en prends un ? Votre verre ne doit plus être assez frais maintenant. ». Celui-ci refuse, grommelant quelque chose à propos d’une excuse pour être tranquille sans avoir à toucher à son verre. Cecelia glousse doucement et laisse le serveur disparaître entre les convives. Ces jeunes serveurs appartiennent souvent soit à une organisation de traiteurs ou alors ils sont des étudiants ou des adolescents. Connaissant sa mère, ils appartiennent sans doute au Niveau deux – voire, au niveau trois. Elle n’avait pas demandé. Cela ne l’intéressait pas. Ce que sa mère voulait ou faisait ne l’intéressait pas.

« Le docteur Fersen était intéressé par tes cheveux. »

Et c’est tout ce qu’elle trouve à dire, pour le moment.

“ i don't regret it ”

Il fait vaguement la moue, Cal, en détournant les yeux, toujours une main dans le dos et les omoplates contre le mur.

« Mais tout le monde s’intéresse à mes cheveux…, il marmonne, aussi enchanté qu’un poisson rouge dans un verre d’eau. Y a même une v… dame qui a voulu les toucher pour voir si c’étaient des vrais. »

Il ne s’agirait pas de traiter quelqu’un de vieille pie.

« Des fois que ça m’amuse de porter les cheveux de quelqu’un d’autre, ou que sais-je… »

Il n’a pas quitté son pan de mur. Le mur n’a pas besoin d’aide, ça, il est au courant, mais à défaut d’un angle dans lequel essayer de disparaître, il espère toujours qu’il peut se fondre littéralement dans le décor. Les présentations, le verre plus ou moins donné de forces, il n’a rien dit.
Il s’est vaguement contenté de hocher la tête, à la limite. Mais pourquoi faut-il toujours que le monde entier s’intéresse à ce qu’il y a sur sa tête ? Cal retient un soupir. Cecelia s’était déjà chargée de combler ses lacunes capillaires, armée d’un livre qui devait être un volume médical quelconque déniché quelque part – à la bibliothèque sûrement. Il avait donc appris qu’il était simplement atteint de canitie – terme médical pour le moins étrange pour dire que les cheveux blanchissent, progressivement.

Rien d’alarmant. Cal n’avait jamais pensé qu’il faille trouver ça alarmant. Bizarre, tout au plus, parce qu’en-dehors des personnes de plus d’une cinquantaine-soixantaine d’années, il était le seul à avoir des cheveux presque totalement blancs. Le deuxième point d’interrogation avait été levé : dans certains cas, ça arrivait jeune. Point final.
Plus de mystères, à moins que le docteur Fersen n’ait plus d’informations. Est-ce que ça vient du père, ou de la mère ? Bonne question.

Il continue de regarder ailleurs, trempe ses lèvres dans la coupe de champagne, juste pour l’illusion. C’est bizarre, ça aussi. Il n’avait jamais goûté avant, il ne sait pas encore vraiment si ça lui plaît ou non. L’alcool, c’est loin d’être ce qu’il préfère – il en a rarement bu qui venait des hautes sphères. Et il a suffisamment vu Seisyll, les gens du niveau 3, se bousiller avec. Ça ne l’attire pas des masses.
Mais il faut donner l’illusion. Avec un peu de chance, cette soirée se finira plus rapidement qu’il n’y paraîtra.

“ no i don't need confetti ”

Tu ne fais que répondre à la proposition de Cecelia Aspen. Non merci, pas pour toi, pas de deuxième verre – tu peux être tranquille avec ton champagne tiédasse, tu peux faire un tantinet semblant d’être occupé sans avoir à interagir avec un serveur, ni sans finir avec le cerveau embrumé par l’alcool.
D’autant que se saouler au champagne, pour le faire, il faut y aller. Très peu pour toi. Tu as totalement rompu le contact visuel avec la jeune femme, tu ne regardes pas plus son compagnon depuis que les présentations sont finies, intérêt pour la teinte de ses cheveux ou pas.

Tu ne sais même pas d’où ça peut venir, exactement. Toi, tu approches la quarantaine, tu n’as même plus besoin d’une longue vue pour la voir arriver, et tu n’as pas un seul cheveu blanc qui traîne dans tes mèches brunes, aussi foncées que celles de ta mère. Machinalement, tu la cherches dans la foule du niveau 1. Ton père a trouvé l’excuse parfaite pour ne pas venir : il s’occupe de sa petite-fille.
Ta mère, en revanche, ne manquerait pour rien au monde une occasion et les fonds pour alimenter son habituel vitriol contre le milieu qui l’a accueillie.

Ce côté mesquin et cynique est peut-être héréditaire, lui aussi, va savoir. Peut-être l’est-il autant que la canitie arborée avec plus ou moins de fringance par le compagnon de Cecelia Aspen.
Tu ne trouves toujours pas Bianca Fersen, née Jancsi, dans le tableau du niveau 1. Tu arrêtes même de la chercher. Le temps d’entendre ce que le jeune homme – Cal, si tes souvenirs sont bons, parce que tu ne peux pas te vanter d’avoir vraiment écouté – a à dire au sujet des gens qui peuplent la salle.

Ça te fait rire.
Aussi étonnant que ça puisse paraître, pour quelques foutues trois ou cinq secondes, un éclat de rire t’échappe, et ton visage s’illumine. Tout disparaît aussi prestement que c’est arrivé, mais tes yeux sont plus expressifs que le reste de ta personne – ils gardent une certaine lumière. Ils gardent la trace de ton amusement.

« A ce sujet, vous avez tout à fait le droit de les envoyer balader ! » Tu t’adresses d’abord à lui, puis tu déportes ton attention sur Cecelia Aspen. « Surtout, faites attention à lui. Ne le laissez pas filer, ce serait dommage de le perdre alors que vous allez si bien ensemble. »